Avec le réchauffement climatique trois fois plus important aux pôles que sur le reste de la planète, les eaux polaires arctiques sont en théorie de plus en plus accessibles au trafic maritime, et ce sur de plus en plus longues périodes estivales. Cette ouverture accroit également l’accès aux ressources naturelles en mer et dans les espaces côtiers. La construction de brise-glaces russes, les projets gigantesques d’extraction d’hydrocarbures du côté russe, et dans une moindre mesure du côté norvégien, n’ont jamais été aussi importants que dans cette décennie et viennent faire écho à l’exploitation pétrolière en Alaska active depuis les années 1970. Les routes maritimes arctiques plus courtes sont-elles appelées à concurrencer les routes classiques par les canaux de Panama et de Suez ? L’augmentation du trafic maritime est-elle source de tension dans cette zone de plus en plus soumise à son exploitation ? Cet ouvrage entreprend de mieux cerner les enjeux maritimes, environnementaux, économiques et géopolitiques liés à l’exploitation de cet espace arctique en décrivant les principes qui les régissent.

Membre de l’Académie de Marine, Hervé Baudu est professeur de sciences nautiques à l’École Nationale Supérieure Maritime. Ses travaux sur la navigation dans les glaces l’ont conduit à naviguer à de nombreuses reprises en Arctique et en Antarctique. Il est expert des sujets maritimes polaires auprès du ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères. Son expertise est donc précieuse pour permettre de départager la réalité des clichés, encore trop nombreux, sur l’avènement de futures autoroutes polaires du seul fait de la fonte estivale de la banquise – car cela est déjà un point important : la glace sera toujours présente en Arctique en hiver et imposera donc aux armateurs une saisonnalité marquée entre un hiver très froid, dans la nuit polaire et avec des glaces annuelles conséquentes, et un été au cours duquel effectivement la tendance est au déclin rapide de la banquise, en épaisseur comme en extension.

Le plan de l’ouvrage suit une démarche analytique claire. La 1ere partie présente l’environnement dans lequel se déploie la navigation arctique, en croissance effectivement. Quelles sont les caractéristiques environnementales de l’espace arctique et comment les changements climatiques l’ont-ils marqué ? Quelles sont les routes maritimes développées, en soulignant bien la différence entre trafic de destination, en croissance – les navires qui viennent dans l’Arctique pour y effectuer une activité économique, desserte des communautés, pêche, tourisme ou extraction des ressources – et le trafic de transit, les navires qui s’efforcent de mettre à profit la distance plus courte entre Asie et Europe via les eaux arctiques, un trafic encore fort limité.  L’auteur présente également les infrastructures de la Route maritime du Nord, côté russe donc, soulignant la faiblesse des équipements côté canadien.

La seconde partie organise une discussion des conditions de navigation en Arctique. Quels sont les navires qui peuvent y circuler ? Quelle est la réglementation concernant l’architecture des navires et les normes en matière de coque ?  Quels sont les brise-glace en service destinés à faciliter la circulation des navires, ces brise-glace tout comme des navires à forte capacité de navigation arctique étant de plus en plus puissants, tant il est vrai que la navigation arctique n’est pas une question de technologie, mais de coûts et d’opportunité stratégique pour les entreprises, qui ne raisonnent pas qu’en termes de distance plus courte.

La troisième partie décrit la réglementation et la gouvernance de cette région : comment sont définis les espaces maritimes et comment ceux-ci encadrent-ils la navigation ou l’exploitation des ressources naturelles ? Quelles sont les institutions arctiques (notamment de Conseil de l’Arctique) et quel rôle joue-t-il ? Que peut-on dire de la militarisation de ;la région arctique, avec la tendance réelle du pouvoir russe à renforcer ses capacités de défense côtière, mais après de nombreuses années de déclin accéléré suite à l’implosion de l’Union soviétique en 1991 ?

La Russie est l’acteur qui imprime le plus sa marque dans la région, du fait d’un volontarisme d’État qui conduit la Russie à rouvrir de vieilles bases militaires, à construire de nouveaux ports, de nouveaux brise-glace, à explorer le potentiel économique des régions arctiques sans la retenue que la rentabilité fragile de tels projets impose aux autres acteurs arctiques, en Europe (Norvège, Islande, Suède, Finlande) ou en Amérique du Nord (Canada et États-Unis). Les résultats décevants de nombreuses campagnes de prospection pétrolière et gazière au Groenland, en mer de Beaufort on relativisé l’attrait de la région arctique pour les entreprises pétrolière, tandis que les compagnies minières évaluent avec attention chaque projet tant les coûts d’extraction demeurent élevés. Le trafic de transit attire peu d’armateurs et c’est essentiellement la navigation de destination qui tire la croissance du trafic maritime arctique. Certes, l’Arctique est une région stratégique pour la Russie qui entend bien mettre en valeur, quoi qu’il en coûte, son potentiel minier, en hydrocarbures et en matière de transport. La poursuite de la fonte des glaces pourrait permettre la poursuite de la croissance du trafic dans les décennies à venir. Mais on est loin, nous rappelle l’auteur, des scénarios grandioses du tournant du 21e siècle, des autoroutes maritimes et de l’eldorado arctiques. En ce sens, cet ouvrage clair et bien structuré constitue un rappel qu’il est toujours risqué de se laisser emporter par l’enthousiasme d’analyses à courte vue.

Frédéric Lasserre

Directeur du CQEG